La casse des services publics : des transformations managériales « bien » pensées

fpsolidairesPar Martin THIBAULT

Dans les discours dominants, l’opposition entre le secteur
public et le secteur privé est entérinée comme une évidence.
A chaque mouvement de grève dans les entreprises
publiques, une même rengaine est souvent rappelée :

celle de la prétendue position de « privilégiés » des salariés du
public sur le marché du travail. S’il est évident que les conditions
d’emploi dans les entreprises publiques pour ceux qui
ont le statut (ce qui ne signifie pas que tous les salariés de
ces entreprises l’ont !) sont avantageuses par la possibilité
qu’elles offrent de penser l’avenir, les conditions de travail, en
revanche, semblent plus proches de celles du privé qu’on le
penserait a priori. D’autant plus dans un contexte de perméabilité
des normes managériales du secteur privé dans les entreprises
publiques qui voit les mêmes méthodes s’appliquer
unilatéralement et indépendamment de l’histoire locale des
entreprises dans lesquelles elles s’insèrent. Se pencher sur les
ouvriers de la maintenance des trains à la RATP pousse ainsi à
bousculer certaines « évidences ».
Des ouvriers du service public : un travail « pépère2 » ?
Le secteur tertiaire regroupe près de 75% de la population
active occupée et, par suite de cette tertiarisation, on
retrouve aujourd’hui une part croissante d’ouvriers dans les
services. Ainsi, la médiatisation des plans sociaux d’entreprises
industrielles participe, d’un côté, d’une « muséification
» du monde ouvrier, donnant l’impression, après l’avoir mis
sous silence durant les années 1980-1990, que cette condition
serait vouée à la disparition (alors qu’elle regroupe encore
près d’un quart de la population active). De l’autre côté,
elle occulte le fait que le nombre d’ouvriers dans les services
se maintient. Si les secteurs ouvriers traditionnels ont perdu
du poids, il serait illusoire de considérer que la tertiarisation
correspondrait à une amélioration de la condition de ces ouvriers
: il s’agit plutôt d’un système de vases communicants
de l’industrie vers les services.

Pourtant, en postulant à la RATP, les nouveaux embauchés
pensent accéder à une position nettement favorable,
encouragés en cela par les représentations dominantes. La
sécurité de l’emploi constitue le moteur principal des candidatures
et derrière viennent un certain nombre de préjugés
selon lesquels le travail dans les entreprises publiques serait
« plus cool » ou « pépère » que dans les entreprises privées.
Ces représentations sont nourries par l’invisibilité des services
de maintenance mais également par les responsables
du recrutement qui vantent, pendant le long processus d’entrée
(autour d’un an), l’image de marque de l’entreprise, sa
réputation et les conditions d’emploi bien davantage que les
conditions de travail et la réalité de la tâche.

Certains jeunes pensent ainsi accéder à une condition
nettement préférable à celle qu’ils ont souvent connue avant
dans le secteur privé mais les transformations organisationnelles
de l’entreprise remettent en cause cette dichotomie
entre le public et le privé.

Des transformations organisationnelles pour intensifier
le travail
L’arrivée de Christian Blanc à la tête de la RATP en 1989
(et jusqu’en 1992) s’est accompagnée de changements importants
dans l’organisation de la Régie, notamment par les
mesures de décentralisation des services, véritable piédestal
vers les mesures d’intensification du travail3. La RATP a été
découpée en une vingtaine de départements possédant
des directions et des ressources humaines propres. Ce fonctionnement
en entités autonomes équivaut à de petites
entreprises dans la grande et introduit le management par
objectifs où il s’agit, en rationalisant l’activité, de « faire mieux
avec moins » selon l’expression de Vincent de Gaulejac4. Les
objectifs se reportent donc sur chaque unité décentralisée
et les pressions importantes subies par les supérieurs hiérarchiques
se répercutent « en cascade » sur les salariés. Cellesci
se renforcent par la mise en concurrence entre ateliers
mais aussi, dans chaque atelier, entre équipes, et enfin, dans
chaque équipe, entre agents.

La dynamique d’intensification du travail a été menée en
deux temps : d’abord, comme dans nombre d’endroits, par
une campagne d’audit permettant de calculer la « rentabilité
» de chaque équipe, puis par la création d’une prime au
mérite liée à l’investissement collectif des équipes. Celle-ci
intervient en théorie pour réduire les inégalités de salaire
mais apparaît plutôt comme un moyen d’intensifier le travail
et comme un redoutable outil de management en renforçant
le pouvoir des hiérarchies locales. Cependant, on aurait tort
de penser que ces pressions se répercutent également sur
tous les salariés. Les résultats différenciés, suite à l’audit des
différentes équipes, en témoignent : celles regroupant surtout
les jeunes ont souvent atteint le bon taux (84%), voire
même l’ont dépassé, les équipes d’anciens, elles, ont plutôt
bien résisté avec certaines techniques de freinage leur permettant
d’être en dessous du taux demandé.

Eloigner les générations
Ces résultats, au-delà de cultures de résistance différentes,
traduisent un des objectifs du management de proximité
: ce dernier cherche finalement à éloigner les plus perméables
à ses pressions à savoir les jeunes salariés, de ceux
qui pourraient leur rappeler un autre « son de cloche » que
celui de la hiérarchie. Il ne s’agit pas ici de dire que ces jeunes
seraient spontanément individualistes par rapport à la génération
précédente mais de montrer que leur prise en charge
par la hiérarchie contribue à les voir s’éloigner d’une certaine
culture ouvrière et, avec elle, d’une certaine capacité de résistance.
Dès leurs premiers pas dans l’atelier, les pressions sur les
nouveaux embauchés sont donc fortes. La première année
est véritablement utilisée par la hiérarchie pour prendre en
charge les nouveaux embauchés et contribuer à leur inculquer
les dispositions qui leur siéent, et ce d’autant plus qu’ils
n’ont pas encore la sécurité de l’emploi à ce moment-là.
En effet, à la RATP (comme dans nombre d’endroits dans
la Fonction publique d’ailleurs), l’embauche n’est confirmée
qu’au bout d’un an. Cette année (appelée année de commissionnement
à la Régie) est considérée comme une année de
stage où « le stagiaire peut être licencié à tout moment5 ».
Les non-confirmations d’embauche ne sont pas légions mais
cette année sert à faire « prendre le bon pli » pourrait-on dire.
Officiellement, le commissionnement permet de voir si les
La casse des services publics :
des transformations managériales « bien » pensées
L’invité

salariés font l’affaire avant de les faire signer définitivement.
Officieusement, la hiérarchie joue sur la peur de la précarité
des nouveaux embauchés et utilise cette année pour « modeler
» les salariés. Il faut se tenir à distance des syndicats et des
fortes têtes, ne pas hésiter à rester plus tard, travailler vite,
s’impliquer dans son travail.
Plusieurs transformations organisationnelles s’ajoutent à
ces pressions et, en se cumulant, empêchent de plus en plus
les jeunes et les anciens de se croiser. Les différentes générations
ne travaillent bien souvent pas directement dans les
mêmes équipes (les anciens travaillent davantage sur établi en
révision des organes défectueux quand les jeunes sont quasi
exclusivement en entretien technique sur le train) et n’ont pas
les mêmes horaires (les anciens sont plus souvent en horaires
mixtes de journée quand les jeunes travaillent plus souvent en
horaires alternés6).
Par ailleurs, les anciens davantage dépositaires d’une
culture de métier s’occupaient précédemment des jeunes à
leur arrivée dans l’atelier. Ces derniers étaient mis en binôme
avec un ancien qui devenait leur tuteur pendant leur année de
commissionnement, garantissant la transmission d’une certaine
culture professionnelle mais aussi, comme le dit un ancien
de la CGT, d’une « autre vision du travail, d’une autre vision
de l’entreprise ». Aujourd’hui, les jeunes sont formés à leur arrivée
par d’autres jeunes plus prompts à « booster la production
» car davantage pris en charge par la hiérarchie à leur arrivée.
En enlevant les « mises en double » aux anciens « militants », la
hiérarchie s’assure donc un face-à-face avec les jeunes, sans
syndicats ou « fortes têtes » pour assurer un rôle de tampon. De
plus, la mise en scène de la discrimination des militants a des
effets sur les jeunes, qui comprennent vite que s’engager peut
compromettre leurs chances de promotion interne.
Cet éloignement se répercute dans l’atelier et empêche les
différentes générations de se côtoyer par manque de temps
en commun, notamment le vestiaire, la douche, le réfectoire
qui constituaient des tribunes informelles, et ce, à l’abri des
chefs. Sans moment pour vivre ensemble, la socialisation intergénérationnelle
ne peut donc se faire.
La casse du métier
Les conséquences sur le métier sont également importantes,
d’autant que les chefs, obsédés par les objectifs quantitatifs
qu’on leur transmet et qu’ils reportent sur leurs équipes,
valorisent davantage la loyauté des salariés que leurs compétences
techniques. L’avancement au choix est, par exemple,
devenu prédominant (passant de 37% de l’ensemble des
promotions à près de 70% entre 1998 et 2011) dans l’atelier
afin d’intensifier l’activité tout en ayant les moyens de motiver
l’investissement. Ce qui fait concrètement, que l’on a plus de
chances de pouvoir évoluer dans l’entreprise en « copinant »
avec son chef qu’en suivant des cours du soir et en passant des
concours.
Cette transformation, également palpable dans l’évaluation
et le contrôle du travail, se fait au détriment des critères
professionnels. Ceux qui vont vite et enchaînent les fiches
de travail, parfois sans respecter les temps dévolus à chaque
activité, sont encouragés. Ils sont les véritables fers de lance
de l’intensification et constituent dans l’atelier une nouvelle
figure de l’exemplarité, en étant remerciés par leurs supérieurs
dans la distribution du travail comme dans l’avancement de
carrière.
En effet, ceux qui ont des chances de promotion ne sont
pas forcément les plus consciencieux mais les plus aptes à
théâtraliser leur volonté d’entrer dans le jeu des chefs tout
en faisant valoir qu’ils sont meilleurs (ou plus loyaux) que les
autres prétendants. La hiérarchie accentue habilement ses
pressions à la carrière sur les jeunes qui y sont le plus sensibles
mais elle ne peut néanmoins pas faire passer tout le monde : la
course à la carrière, pour quelques réussites, peut être profondément
décevante pour le plus grand nombre.
De nombreux ouvriers, attachés à la défense du métier et
du service public, voient d’un mauvais oeil ce retournement
des critères d’évaluation. La prédominance de critères quantitatifs
(la quantité d’opérations effectuées sur les fiches de
travail et donc, par extension, la rapidité d’enchaînement des
tâches), d’autant que les chefs ne maîtrisent pas nécessairement
l’entretien technique du train, tend à rogner ce qui faisait
leur métier. Ce qui est particulièrement déstabilisant, c’est
de constater que la hiérarchie, sous contrainte de rentabilité
chiffrée, tend à valoriser ce type d’attitudes, alors même que
celles-ci semblent entrer en contradiction avec les missions
de service public de l’entreprise. Il y a effectivement une incompatibilité
entre les objectifs fixés à court terme (faire sortir
les trains de l’atelier pour les mettre en circulation) et les
logiques de métier à long terme (assurer un entretien complet
et préserver le matériel) ou, pour le dire autrement, entre les
logiques gestionnaires et les logiques professionnelles. Les
exigences quantitatives, si elles sont facilement contrôlables,
ne garantissent en effet pas la qualité de l’entretien de l’évaluation
ni celle des indicateurs choisis.
La promotion au choix, l’individualisation des horaires,
l’éloignement des différentes équipes, le fait d’empêcher les
anciens de former des jeunes… tous ces dispositifs vont dans le
même sens. Ils tendent à individualiser les groupes au travail et
à atténuer les possibilités de résistance pour mieux intensifier
les rythmes. Mais, les effets collatéraux sur le métier sont particulièrement
questionnants. Ces restructurations du travail
portées par des logiques de rationalisation des moyens sontelles
finalement plus efficaces ? En effet, quand les méthodes
d’évaluation du travail sont aussi éloignées du travail réel (et
des moyens nécessaires pour l’exercer), on risque plutôt de
voir se perdre des savoir-faire qui participent du sens donné à
leur activité par les agents mais qui contribue également à la
qualité de l’entretien technique et plus largement à la sécurité
des voyageurs.
Or, les managers et les chefs d’atelier ne restent là que
quelques années (avec des contrats d’objectifs précis, souvent
sur trois ans) et tendent à pousser les indicateurs statistiques
jusque-là où on leur avait demandé, ayant en parallèle de
fortes possibilités de carrières inversement proportionnelles
à l’immobilité du bas de l’échelle. Mais dans le temps long ou
même sur le moyen terme, on ne peut s’empêcher de penser
que ce management « à la petite semaine » pourrait coûter finalement
plus « cher » alors même que ces pratiques de New
Public Management ont été mises en place sous prétexte d’efficience
des services publics.
Au final, ces ouvriers du public ont l’impression, dans leur
quotidien, qu’ils ne sont, comme ils le disent, « pas si loin du
privé » et supportent d’autant plus mal le rappel des dysfonctionnements
dont ils sont eux-mêmes les victimes, obligés de
s’accommoder d’exigences contradictoires, déconnectées du
travail réel, sous prétexte de rationalisation et d’intensification
du travail. Il en est sans doute de même pour le professionnel
du Pôle emploi, en première ligne face aux usagers avec
lesquels il ne peut que constater l’insuffisance des moyens
accordés. C’est aussi le cas dans l’hôpital, où le médecin, par
exemple, est obligé de faire avec des contraintes budgétaires
telles qu’il s’expose régulièrement à la colère des patients. On
citera également les transformations du travail social, mais
aussi de La Poste, de France Télécom, et de nombre d’entreprises
soumises à ce type de « modernisation ». L’alliance des
salariés soumis à ces exigences et des usagers qui en sont tributaires
(et non les « clients »!) serait sans doute souhaitable
pour combattre ces logiques, au lieu de voir ces salariés, déjà
soumis à des conditions de travail profondément détériorées,
être mis en cause par des usagers qui ne reconnaissent plus le
service public auquel ils contribuent.

Martin THIBAULT
Et voilà… N° 21 octobre 2013

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ref:
1 Chercheur en sciences sociales. Auteur de Ouvriers malgré tout. Enquête sur les ateliers
de maintenance de la Régie Autonome des Transports Parisiens, Raisons d’agir, coll. «
Cours et travaux », Paris, 2013.
2 Les passages en italique proviennent des entretiens réalisés avec les agents.
3 On imagine aisément ce dont ce découpage pourrait augurer lors d’une privatisation
progressive des différents départements...
4 Vincent de Gaulejac, La société malade de la gestion : idéologie gestionnaire, pouvoir
managérial et harcèlement moral, Paris, Seuil, 2005.
5 Chapitre 3, article 13 du statut du personnel RATP.
6 L’introduction des horaires décalés à la fin des années 80-début 90 puis, plus récemment,
des horaires de nuit a éloigné encore davantage les groupes au travail. Les anciens
entrés avant ces dates sont protégés contre les horaires alternés sauf s’ils en font la demande,
ce qui fait que l’on retrouve surtout des jeunes en 2-8 et de nuit. D’ailleurs, la
part d’embauche en horaires décalés n’a cessé d’augmenter depuis le début des années
2000 passant de 12,3% de l’ensemble des effectifs au MRF en 2000 à près de 21% en 2011